VOYAGE EN BRETAGNE


Je me trouvais il y a quelques temps en vacances à l’ouest de la Bretagne (le temps a à présent perdu toute signification à mes yeux, vous comprendrez bientôt pourquoi . . . ).
Une fin d’après-midi, je profitai de la fraîcheur relative pour sortir faire une randonnée en vélo. Je partis au hasard, prenant à chaque croisement le chemin qui me semblait le plus agréable.
Tant et si bien qu’au bout d’un certain temps je me rendis compte que je m’étais égaré, alors que le crépuscule tombait lentement, teintant çà et là le paysage de couleurs chaudes et orangées.

Au bout du chemin bosselé où je me trouvais, j’aperçus comme une trouée : peut-être une clairière ou un croisement avec une voie plus importante ? N’ayant pas d’autre perspective en vue alors que les ombres s’allongeaient, je me rendis en marchant, en poussant mon vélo du bras. Mais ce n’était pas ce à quoi je m’attendais.

Devant moi s’étalait, plane, diaphane, une étendue d’eau de taille moyenne, un étang dont les berges se noyaient dans une brume laiteuse.
Etait-ce le célèbre «Miroir aux Fées» dont parlent certaines légendes arthuriennes, l’un des fameux passages vers «l’autre monde» ?
En tout cas, aucune bulle ne venait crever la surface, aucune grenouille ne manifestait sa présence en ces lieux empreints d’une certaine majesté.
Chaque brin d’herbe, chaque racine naissant dans l’onde semblaient figés dans le temps. Je me rendis compte que le brouillard m’entourait à présent. Mon regard errant sur le pourtour de l’étang s’arrêta sur une avancée à quelques mètres sur ma gauche. Sur une petite corniche herbeuse et moussue se trouvait un être bizarre. C’était un petit humanoïde à la peau blafarde assis en tailleur, comme guettant quelque chose au fil de l’eau. Ses membres graciles, ses dents proéminentes et sa coiffure entrelaçant harmonieusement cheveux gris et feuilles élancées me mirent sur la voie de la vérité : c’était un korrigan, nain légendaire bénéfique ou maléfique.
Je voulus bouger mon pied mais sentis une certaine résistance : j’étais dans la boue. Je me dégageai avec un juron et relevai la tête en entendant peine un plouf ! étouffé.

La petite corniche était à présent vide. La vision du korrigan est souvent fugitive. Mais un autre plouf ! discret attira mon attention vers le centre de l’étang et me fit me dissimuler.

Quelque part le brouillard sembla danser, décrivant des volutes gazeuses. Peu à peu la brume laissa deviner la forme d’une boule au bout d’un piquet ; non, c’était un crâne humain fiché en guise de figure de proue d’une barque.
Mais plus que l’aspect extérieur, par ailleurs assez repoussant, c’est le contenu de celle-ci qui attira mon regard.

L’équipage était composé d’un seul individu : une ombre noire, de grande taille, la tête encapuchonnée, qui se dirigeait à l’aide d’un long bâton blanc torsadé. Les passagers n’avaient pas fière allure : une dizaine d’êtres chétifs, au teint hâve et courbés comme s’ils portaient toute la misère du monde.

L’embarcation glissait presque sans bruit sur l’étendue de brouillard. C’était un spectacle saisissant ! A ce moment je vis que l’étrange nautonier tournait lentement sa tête dans ma direction et là, dans les sombres profondeurs abyssales de son capuchon, je vis ses yeux.

Deux yeux pastilles argentées sans la moindre expression ; un rire hystérique me parvint alors aux oreilles. Il ne pouvait sortir que de la bouche édentée d’un dément ou... d’un être totalement dénué d’humanité.


Terrifié, je lâchai mon vélo et courus me réfugier derrière un dolmen bordant le chemin accidenté que j’avais emprunté plus tôt, car la sinistre embarcation était sur le point d’accoster.

J’entendis un hennissement, comme un signe de reconnaissance. J’en frissonnais d’épouvante, ne pouvant bouger.

Peu de temps passa. De manière croissante, j’entendis des chocs sur les pierres autour de moi, le brouillard environnant dispersant le moindre son. <

Au bout d’une à deux minutes je réussis à identifier le son : les sabots d’un cheval toquant contre les pierres qui jonchaient le chemin.

La lune qui s’était levée commença à disperser le brouillard. Une nouvelle apparition de cauchemar se dessina devant moi.

Un haut chariot, tiré avec peine par un vieux cheval de somme, avançait en cahotant entre les deux fossés. A ses côtés marchait, tenant toujours sa canne pâle, le nautonier aux yeux d’argent. Dans le chariot se trouvaient les passagers de la barque noire, tous habillés de haillons, tous le regard hanté de désespoir, tous pâles et décharnés . . .
Une femme maigre, au visage triste, se tenait debout à l’avant de la charrette, serrant son enfant mort-né contre ses seins menus et livides. Au-dessus de l’équipage lugubre se tenait la lune, dardant ses rayons froids sur la scène. J’avais l’impression d’avoir un filtre noir et blanc devant les yeux, et le chariot avançait, sans autre bruit que ceux produits par les sabots et le bâton blanc sur les pierres du sentier.

Lorsque le convoi mortuaire passa devant le dolmen où j’étais blotti, un rayon de lune éclaira le visage du guide : c’était celui de la mort elle-même ! Des yeux enfoncés dans leurs orbites, un visage où apparaissaient ça et là quelques morceaux d’os à travers la chair putréfiée, des dents cariées, jaunes, noires, visibles éternellement dans un rictus figé . . . Quelques cheveux filasses de couleur grisâtre tombaient en désordre sur cette épouvantable face...

Je m’aperçus que la main qui tenait le bâton blanc comportait beaucoup moins de chair que celle qui reposait sur l’encolure du cheval.

Où que j’aille je me souviendrai toujours de cette scène abominable.

Le temps que je me remette de mes émotions, le chariot s’était enfoncé dans le chemin.

Je me mis à réfléchir. Ce visage d’où pendaient des lambeaux de chair putrescente, c’était celui de l’Ankou, un sinistre personnage qui alimentait nombre de légendes à forte coloration celtique. Cet être peu engageant était le messager de la Mort et lorsqu’il embarque ses «élus» sur sa barque, ceux-ci sont en train de quitter leur vie terrestre. Lorsqu’ils débarquent, ils sont dans «l’Autre Monde» ; mais alors que faisais-je là ? Etais-je mort ? Mais alors comment ? Et pourquoi mon vélo, que j’étais reparti chercher, se trouvait-il avec moi ? Drôle d’histoire !

Je décidai de reprendre ce chemin, n’ayant pas d’autre alternative en vue.


Au bout d’un certain temps, (qui avait probablement perdu toute signification dans cette dimension . . . ) j’entendis des voix sur ma gauche, dans la forêt. Peut-être de l’aide en puissance. Je dissimulai mon vélo dans un fourré de bruyère et m’engageai dans la sente en direction de la voix. Plus j’entendais celle-ci, moins je comprenais ce qu’elle déclamait.

Dans la nuit qui régnait à ce moment, j’aperçus une lueur orangée à mi-distance devant moi : probablement un feu de bois. Je me frayai un chemin oblique, ayant cassé des branches pour marquer mon passage, en direction de la lueur qui était la seule, la lune étant cachée par des nuages d’altitude.

Et là, devant mes yeux éberlués, un spectacle sans pareil se développait. La clairière que je parcourus du regard semblait un concentré de toute la tradition religieuse bretonne. Au centre se dressait un calvaire de cinq ou six mètres de haut, tout en granit. Des dizaines de personnages traditionnels mimaient des scènes saintes sur ses bras de pierre. A proximité se trouvait un arbre mort, totalement peint en or ; ça et là des morceaux de tissus divers étaient embrochés sur les branches, comme des offrandes de fidèles à des divinités animistes. Entre ses racines étaient fichés des dizaines de cierges blancs, mais ce n’était pas eux qui dispensaient le gros de la lumière. Un imposant bûcher crépitait devant le calvaire et produisait des ombres mouvantes du plus troublant effet sur les personnages.

Autour de cette trinité courait un anneau de menhirs, d’une circularité presque parfaite. J’étais dissimulé derrière l’un des mégalithes et contemplais l’étrange cérémonie.

Un groupe de petits lutins dansait la farandole autour du feu de joie, et certains autres jouaient une musique menue, comme chuchotée. Jouer du tambourin, de la flûte de Pan, du biniou leur procurait visiblement du plaisir et, je dois le dire, je n’étais pas loin de sortir de ma cachette pour venir danser avec eux. Mais ils n’auraient peut-être pas apprécié. Ces batifolages étaient agrémentés de libations diverses.


Je n’osais pas me montrer car leur aspect n’était pas humain. Par ailleurs très poilus, leurs crânes chauves renvoyaient les reflets du feu ; tandis que le liquide versait dans leurs gorges, je vis leurs dents déformées ; mais le pire venait de leurs membres inférieurs : c’étaient des pattes de chèvre, avec les sabots et les poils noirs. Les flammes crépitantes projetaient des ombres en une étrange sarabande sur les menhirs alentour.
Presque en face de moi, près des menhirs se trouvait une ombre que je n’avais pas vue auparavant, et mon sang se gela dans mes veines. C’était l’Ankou de tout à l’heure ! Mais il ne participait pas aux festivités, totalement immobile dans son coin. Son chariot et ses victimes étaient invisibles.

Je décidai de m’éclipser et de les laisser s’amuser seuls. Je retrouvai, à force de tâtonnements, la piste de branches cassées et pus rejoindre mon vélo. A la proximité de celui-ci se trouvait un fourré d’assez grande taille. Je tassai quelques tiges et m’y couchai, épuisé. Cette litière improvisée était assez moelleuse.
Après toutes ces émotions, j’avais bien besoin de repos. Tout ce que j’avais vu m’amena tout de même à me poser des questions : Où étais-je ? Ou bien quand étais-je ? Et pourquoi y étais-je arrivé ? Comment pourrais-je revenir dans mon monde ? Ces supputations m’achevèrent et je m’endormis, épuisé.


Je courais dans les bois obscurs, traversés ça et là de quelques rayons blafards. Je fuyais des prédateurs invisibles.

Soudain je me trouvai devant une ombre imposante. Sous le capuchon brillaient deux yeux argentés. L’être se pencha en avant et je vis son sourire crispé.

La créature dit, avec une voix sépulcrale Gekkä dak kenkö ak gada täk ed totägrat.

Des vers tous tout blancs sortaient d’entre ses dents et son haleine pestilentielle me les projeta sur le visage.

Je m’évanouis de dégoût car les larves cherchaient mes orifices pour y rentrer, tandis que j’entendais un rire dément.
Les vers rampaient sur la peau de mon visage en laissant une lymphe blanchâtre...


J’ouvris les yeux. Une forme oblongue se tourna vers moi ; des yeux sombres clignèrent tandis que des petites mandibules remuaient. Une fourmi ! Je m’étais couché sur une fourmilière. J’en avais partout sur le corps. Je me tortillai en tous sens et réussis à en chasser la plus grande partie.

Une fois à peu près tranquille, je regardai autour de moi ; j’étais encore dans le brouillard. Les troncs des chênes s’estompaient dans la purée de pois. J’attrapai mon vélo, recouvert d’une fine pellicule de rosée. La matinée devait être bien avancée, car bientôt les nuées se dissipèrent sous l’action du soleil qui était presque au zénith.

Réprimant les gargouillements de mon estomac, je coupais un sentier que je suivis en direction de l’ouest. Je finirais bien par trouver une ville, une route...
Et effectivement je trouvai quelque chose. Toujours dans la forêt, à une centaine de mètres devant moi se dressait un étrange édifice. Il avait la forme d’un chapiteau de cirque, de couleur blanc cassé, constellé d’excroissances blanches : peut-être des fenêtres ? La construction, d’un diamètre de cinquante mètres, tranchait dans le décor de forêt celtique.


Mais où étais-je encore tombé ?






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