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LE SIXIEME DOIGT


Le 23 octobre 19**, on retrouvait sur l’île Bouvet, appartenant à la Norvège et se trouvant par 54° Sud et 3° Est, une vielle femme, qui s’était signalée par un feu de branches sèches. Le capitaine du bateau qui la recueillit avait été intrigué par la fumée venant de cette île réputée inhabitée car étant à plus de 1 500 kilomètres de toute côte. Le capitaine Tatsumiru, donc, du baleinier «Rosée du Matin», prit ce jour là à son bord une femme dont la vieillesse et la fatigue lui parurent extrêmes, au point qu’elle ne put se déplacer pendant plusieurs jours que sur une civière et avec précaution. D’abord laissée au repos complet, la femme dut bientôt subir des questions relatives à son identité. Mais à l’évidence elle ne comprenait ni l’anglais ni le japonais ni aucun idiome parlé par les membres de l’équipage

Les différents examens pratiqués par le médecin du bord révélèrent un état quasi impeccable voire impossible pour une personne de l’âge qu’elle semblait accuser ; elle ne semblait même pas avoir faim ! Un fait était encore plus troublant : en l’auscultant, le praticien découvrit qu’elle avait six doigts à la main droite ; celui ci ne semblait pas difforme et ne faisait que renforcer l’harmonie de sa dextre.
La respectable personne, malgré son incompréhension, avait l’air heureux que l’on l’ait recueillie et la sérénité couvrait son front sillonné de profondes rides. Cependant la nouvelle avait été transmise par radio au Japon et la presse internationale s’était emparée avec une curiosité inaccoutumée de l’histoire ;

Et évidemment, cela suscitait de nombreuses questions : comment cette vielle femme s’est-elle trouvée là ? On n’a signalé aucun naufrage dans les environs et une personne de son âge, fut-elle dans une forme olympique, aurait eu du mal à nager dans ces eaux froides et hostiles... Pourquoi avait-elle l’air de bien se porter, alors que l’on n’avait trouvé aucun relief de repas sur l’île Bouvet ? Qui était-elle et d’où venait-elle, tout simplement ? Le monde commençait à se passionner pour ce précédent et lors de l’arrivée du baleinier à Yokohama, on put voir plusieurs milliers de nippons (entre autres...) se presser sur les quais, inadaptés par une telle affluence, ce qui occasionna quelques incidents malheureux, tels des piétinements des noyades... Chacun veut voir, un peu comme lorsqu’il y a un accident de la circulation : tous s’arrêtent pour tenter d’entrevoir du sang ou des lambeaux de peau... Là, chacun attendait celle qui avait échappé à un mort certaine à court terme mais qui en même temps plutôt éloignés. Ils avaient le sentiment d’une insondable fierté intérieure, comme si l’événement auquel ils assistaient allait changer la face du monde. Et, dans un sens, ils avaient raison.

La vieille femme fut prise en charge par les services secrets japonais. Ces messieurs dames, tout en la ménageant, lui demandèrent en une trentaine de langues différentes d’où elle venait et les questions corollaires. Il était difficile de déterminer sa race, car elle semblait être le produit de nombreux brassages et en même temps appartenir à une race particulière, au teint chaleureux assez proche de celui des Malgaches sans pouvoir pour cela prétendre en être issu. Les interrogatoires et examens se poursuivirent jusqu’au sixième jour, quant se produisit un événement que l’on pourrait qualifier de surnaturel. Alors que le spécialiste d’Italien s’installait dans le bureau où se trouvait la vieille femme, celle-ci lui montre son bloc de papier d’un air fiévreux et empressé ; comme l’homme ne semblait pas comprendre, elle lui prit le bloc des mains et le maintint à plat devant elle sur le bureau. D’abord interloqué par la vigueur du geste, le linguiste leva les yeux vers le visage de la vieille femme : celui-ci était fendu par un sourire béat et oscillait de droite à gauche. Croyant à une crise, Nogachi appela le chef du service, Opikono, qui arriva en courant, accompagné d’un assistant. Le mouvement pendulaire de la vieille femme s’était quelque peu accentué et celle-ci récitait une étrange mélopée, à la mélodie envoûtante malgré la voix rocailleuse, voix que l’on entendait pour la première fois - elle entrait en transe- puis la chanson s’arrêta (et le mouvement également) et la femme resta prostrée sur sa chaise, les yeux clos. Elle resta ainsi plusieurs secondes puis ses yeux s’entrouvrirent, dévoilant des pupilles bleu azur d’une beauté et d’une vitalité déconcertantes ; elle pointa son sixième doigt vers le ciel et le redescendit pour désigner le papier ; le doigt s’emplit d’une lumière purpurine, puis jaune puis turquoise, sans passer par les teintes intermédiaires ; l’éclat avait une telle intensité que la pièce en était éclaboussée ; les silhouettes déformées des personnes présentes semblaient danser sur les murs en un étrange sabbat, environnées de lueurs éclatantes et vives. La femme se mit à écrire avec son doigt redevenu bronzé ; mais l’encre qui sortait du doigt était d’une couleur orangée, un orange semblable à celui du soleil automnal, lorsqu’il se couche. Eberlués par les jeux de lumière, les trois spectateurs mirent quelques minutes à s’en remettre, et lorsqu’ils se retournèrent vers la vieille femme, celle-ci avait déjà écrit toute une page de caractères serrés et alignés. Elle semblait écrire comme sous la dictée d’un être invisible, totalement sous son emprise. A première vue, son écriture était illisible, mais Opikono mit cette impression sur le compte du désordre visuel qui avait résulté du phénomène lumineux précédent. Il se tourna vers ses voisins pour lire leurs réactions sur leurs visages : son assistant se frottait les yeux en se plaignant ; quant à Nogachi, lui non plus semblait ne pas comprendre ce qu’il voyait.

Le temps semblait suspendu dans le petit bureau des services secrets japonais. Quiconque aurait à ce moment-là jeté un coup d’œil dans la pièce aurait ressenti un certain malaise ; il (ou elle) aurait vu une vieille femme à la peau bronzée écrire avec son doigt, un doigt qui avait l’air bizarre, on ne saurait dire pourquoi, sous les yeux exorbités de trois hommes. L’un d’entre eux faisait craquer ses doigts (encore un grand nerveux), un autre se pinçait le bras et le troisième tentait de se détourner de la femme, sans y parvenir... Aucun des trois n’osa trop bouger durant tout le temps qu’elle écrivait. Elle pondit ainsi 42 feuillets couverts de hiéroglyphes dont on parlera plus loin. Lorsqu’elle eut terminé son œuvre, elle poussa un profond soupir de satisfaction (de soulagement ?) et s’endormit instantanément sur sa chaise, les traits tirés, les mains sur les accoudoirs. Les trois hommes furent obligés de la transporter sur son lit car elle menaçait de choir de son perchoir.

Pendant que les médecins s’empressaient auprès de la vieille femme, Opikono se rendit au service des langues étrangères, avec sous le bras les 42 feuilles grossièrement serrées dans une mauvaise chemise, et Nogachi pour l’aider dans ses recherches.
Après plusieurs heures d’investigations fiévreuses mais vaines, ils s’adressèrent à Takana, spécialiste des langages disparus. Lorsqu’ils lui montrèrent la liasse, il la serra convulsivement et cria, la voix tremblante, la bave aux lèvres :
-Non ! Ce n’est pas possible ! Ce serait trop beau...
Opikono et Nogachi se regardèrent, doutant de la raison de leur collègue.
-Où avez-vous eu ça ? reprit ce dernier, agressant littéralement les deux hommes.
-Vous savez de quelle langue il s’agit ? demanda Opikono, essayant de le calmer.
-Venez avec moi, dit soudain le grand et maigre Takana, et il se dirigea sans attendre vers son rayonnage, au plus haut duquel il prit un petit volume qu’il présenta à ses collègues. Malheureusement, le titre était effacé et Nogachi demanda :
-Qu’est-ce que c’est ?
-La clé de votre problème, messieurs ! répondit, en substance, l’énigmatique Takana.

Il parcourut rapidement les pages racornies et jaunies du petit opus et marmonna, songeur :
-C’est bien ce que je pensais...
-Pardon ?
-Ce livre indique que des inscriptions semblables à celles de vos pages ont été relevées au milieu du Sahara, sur des monolithes en France et en Angleterre, et sur des plaquettes d’argile au fond de l’Atlantique...
-Ce qui signifie ? demanda Opikono qui n’entendait rien à tout cela.
-Que cette écriture que vous m’avez présentée est d’origine atlante, dit Takana, étonnamment calme et serein. Où l’avez-vous eue ?

Opikono lui raconta toute l’affaire, car son collègue n’avait pas fait le lien entre la vieille femme et les feuilles écrites en Atlante.
-Vous avez dit qu’elle écrivait de manière automatique ? ! demanda Takana, l’air soucieux.
-Oui. Elle était comme... hypnotisée, répondit Nogachi, curieux de connaître la signification de ce détail.
-C’est trop clair. Votre vieille femme -comment l’a surnommée la presse ? «Bouva», c’est ça- est, ou en tout cas était en liaison avec quelqu’un qui lui a dicté ces mots couchés sur ces papiers ; ce quelqu’un, qui connaît l’écriture atlante, est même peut-être un représentant de cette civilisation légendaire disparue depuis l’Antiquité... Vous vous rendez compte ? C’est fantastique, c’est inespéré, c’est...
-Pouvez-vous déchiffrer ceci ? demanda Opikono froidement, en désignant la liasse. C’est pour cela que nous sommes là.
-Il nous faudra certainement des années pour mettre à profit cette formidable découverte...
-Mais les services secrets n’ont pas le temps d’attendre ! répartit l’agent, buté.
-Je suis désolé, répondit Takana tout en arborant un large sourire de satisfaction, ressentant une intense bouffée d’excitation.
-Pas autant que moi, dit Opikono, visiblement agacé. En tout cas, silence total sur toute cette affaire, compris ? Et il appuya cet ordre par des gestes significatifs.
-Oui Colonel ! répondit Takana. C’était la première fois qu’il utilisait le grade de son vis-à-vis depuis le début de l’entretien.



Mais le secret n’en resta pas un très longtemps. D’abord à l’intérieur des services secrets, puis dans les hautes sphères du pouvoir (son altesse l’empereur elle-même en eut vent) ; les Japonais avaient poussé l’art de s’infiltrer dans des réseaux jusqu’à interpénétrer le leur propre... De confessions en bouches-à-oreille, d’entretiens à huis-clos en déclarations fracassantes, au bout d’un mois, la presse publiait une kyrielle de versions différentes de l’affaire, agrémentées d’affabulations et d’enjolivements, certains intéressants et la plupart totalement fantaisistes voire même risibles. Cette histoire, à la une de tous les médias, apporta bien sûr un regain d’intérêt envers cette vieille femme étrange, sortie de nulle part et communiquant avec une civilisation disparue depuis des milliers d’années. Des hordes de reporters faisaient nuit et jour le siège des bâtiments où on supposait qu’était gardée «Bouva» pour obtenir ne serait-ce qu’une bribe d’information, fût-elle vraie ou fausse, afin de garder ou de gagner le premier tirage ou de faire sauter l’audimat ; car l’affaire débordait du territoire étriqué des îles nippones, et le monde entier s’interrogeait, par l’intermédiaire des médias :
-Que mange-t-elle ?
-Est-il vrai qu’elle a la peau bleue ?
-Est-elle de notre planète ?
-Est-il vrai qu’elle a une trompe à la place du nez ?
-Combien a-t’elle de jambes ?
-Nous annonce-t-elle la fin du monde ?

Mais les services secrets avaient imposé un silence radio complet à ses agents, les menaçant de mesures disciplinaires draconiennes. Sur la dernière question citée, ces messieurs tentaient de trouver la réponse, ayant appelé à la rescousse tous les spécialistes mondiaux s’étant quelque peu frottés à ces énigmatiques idéogrammes, multipliant ainsi la vitesse de résolution du problème qu’ils posaient. Car il n’y eut pas d’autre séance de spiritisme et le temps lui-même devenait un ennemi ; depuis le spectacle «lumière sans son» auquel les trois agents avaient assisté, la vieille femme semblait décliner. Visiblement, celui-ci avait littéralement «pompé» une grande part de l’énergie qu’elle affichait depuis sa récupération sur l’île Bouvet. Ses forces déclinaient de manière constante, quoique très lente, si bien que, de l’état d’une personne de 20 ans, elle parut vieillir d’une soixantaine d’années (au moins !) en six mois ; au bout du cinquième, elle devait rester constamment alitée, n’ingérant de la nourriture que par intraveineuse, recrachant systématiquement tout ce que l’on mettait dans sa bouche. Au crépuscule de leur vie, on peut parfois entendre les gens parler une langue inconnue pour eux mais que l’on a parlée devant eux. Ainsi, au terme du sixième mois, l’infirmière qui veillait «Bouva» l’entendit dire très distinctement :
-RitornerÓ.

Puis elle rendit son dernier souffle et son cœur s’arrêta. Tout le monde s’interrogea sur la portée de cette ultime parole -qui signifie «je reviendrai» en italien, alors qu’on avait tenté, sans succès ni conviction vu son état empirant, de lui faire apprendre l’anglais alors qu’une première analyse de sa trace écrite était communiquée ; il s’agissait d’une œuvre à portée philosophique, qui apparut à tous d’une immense sagesse et d’une justesse saisissante. Malheureusement, l’œuvre était inachevée, car elle semblait interrompue au beau milieu du premier chapitre, quand l’introduction en annonçait une bonne trentaine. Cela laissa le monde des penseurs et celui des opprimés dans un profond désarroi : cependant ils espéraient beaucoup de la parole prophétique de «Bouva»...



Le lendemain de cette mort, on fit une étrange découverte à l’autre bout du monde.

Pedro surveillait les enfants qui plongeaient dans ce bras de l’Amazone pour repêcher son équipement, englouti à la suite du chavirement de sa pirogue. Il lui sembla entendre à quelques mètres des petits cris qui ne cadraient pas avec le décor de jungle qui l’entourait. Intrigué, il contourna l’amas de débris qui obligeait la rivière à charrier des objets hétéroclites et découvrit, posé à même le sable de la plage un bébé qui semblait né la veille, à peine protégé par un lambeau de couverture de couleur indéfinissable. Malgré la faim qui provoquait ses cris et son agitation, le bébé souriait, manifestement heureux d’avoir été trouvé. Soucieux de calmer le petit geignard, Pedro le prit dans ses bras ; écartant négligemment la couverture afin de déterminer son sexe, il ne put réprimer un mouvement de surprise : la main droite de la petite fille bronzée avait un sixième doigt et elle souriait.








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